Entre discours techno-optimistes et réalités de terrain, l’intelligence artificielle bouleverse le monde de la formation. Mais que gagne-t-on réellement à son adoption ? Cet article décrypte les enjeux concrets pour les professionnels de la formation et propose une approche pragmatique face à cette transformation.
Il suffit d’ouvrir LinkedIn pour observer la déferlante : webinaires sur ChatGPT, formations sur « l’IA pour les formateurs », promesses d’automatisation pédagogique… L’intelligence artificielle semble être devenue la solution miracle à tous les défis du secteur. Mais derrière cette effervescence technologique se cache une réalité plus nuancée que les professionnels de la formation doivent appréhender avec lucidité.
Déconstruire le mythe de l’IA salvatrice
Commençons par une vérité qui dérange : selon un récent rapport du département américain de l’Éducation, « les preuves empiriques d’un impact positif de l’IA générative sur les résultats d’apprentissage restent rares. » L’UNESCO va plus loin en pointant l’absence de « preuves concluantes » quant à l’amélioration des acquis par l’IA.
Ces constats tranchent avec le discours ambiant. Comme le formulent judicieusement Rudolph et ses collègues dans le Journal of Applied Learning & Teaching (2025), 8 mythes persistent autour de l’IA en éducation, notamment celui d’une technologie qui rendrait automatiquement la formation « plus démocratique, plus égalitaire, plus respectueuse de l’environnement. »
Pour les organismes de formation et les CFA, la leçon est claire : l’IA n’est pas un remède universel, mais un outil dont l’efficacité dépend de son intégration réfléchie dans des dispositifs pédagogiques solides.
Les questions que tout formateur devrait se poser
Face aux solutions d’IA qui fleurissent sur le marché, 3 interrogations fondamentales s’imposent :
- Qui conçoit ces systèmes et avec quels présupposés pédagogiques ? De nombreux outils d’IA sont développés par des ingénieurs sans expertise en sciences de l’éducation, reproduisant des normes académiques traditionnelles qui peuvent affaiblir la diversité des parcours d’apprentissage.
 - Sur quelles données ces systèmes sont-ils entraînés ? Une IA entraînée principalement sur des contenus universitaires américains sera-t-elle pertinente pour former des apprentis français aux métiers manuels ?
 - Comment garantir que l’outil ne renforce pas les inégalités ? Une étude publiée en 2024 a démontré que certains outils d’analyse prédictive sous-estiment systématiquement la réussite des étudiants issus de minorités, amplifiant les inégalités qu’ils prétendent combattre.
 
5 principes pour une IA au service de la formation
Au-delà des critiques, comment construire une approche vraiment profitable de l’IA en formation ? Voici 5 principes concrets que tout organisme de formation peut mettre en œuvre.
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Transparence : le droit de savoir
 
Les apprenants doivent savoir explicitement quand et comment l’IA intervient dans leur parcours. C’est une exigence éthique.
Application concrète : créez une section « Usage de l’IA » dans vos supports de formation et expliquez clairement comment elle est utilisée.
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Supervision humaine : l’algorithme ne décide jamais seul
 
Comme le rappelle la philosophe Shannon Vallor (2024), l’IA « emploie des constructions mathématiques pour simuler le raisonnement humain » mais ne pense pas réellement. Dans la formation, cela signifie qu’aucune décision importante concernant l’évaluation ou l’orientation d’un apprenant ne devrait être prise par une IA sans validation humaine.
Application concrète : utilisez l’IA pour générer des feedback préliminaires, mais faites toujours relire et ajuster par un formateur qui apportera nuance et contexte.
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La data : moins pour mieux
 
Les données des apprenants sont sensibles et précieuses. Leur collecte doit être limitée au strict nécessaire, avec un consentement explicite et une finalité claire.
Application concrète : auditez vos outils d’IA pour identifier quelles données ils collectent et pourquoi. Supprimez les collectes non essentielles.
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Inclusion réelle : penser la diversité
 
Les biais algorithmiques ne sont pas des accidents mais des conséquences de nos propres biais sociaux. Une IA inclusive nécessite une conception diversifiée et des tests auprès de publics variés.
Application concrète : testez vos outils d’IA avec des publics diversifiés (âge, genre, origine sociale, niveau initial) pour détecter d’éventuels biais dans les résultats.
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Évaluation critique : regarder au-delà des moyennes
 
L’impact d’un outil d’IA ne doit pas être jugé uniquement sur les performances moyennes, mais sur son effet sur les apprenants les plus fragiles.
Application concrète : analysez les résultats de vos dispositifs intégrant l’IA en segmentant les données par profil d’apprenant pour détecter d’éventuelles discriminations.
Former à l’esprit critique algorithmique
Au-delà de l’utilisation de l’IA, les organismes de formation ont une responsabilité: former les apprenants à comprendre ces outils, à les utiliser avec discernement et à en percevoir les limites.
Plusieurs initiatives émergent dans cette direction. L’université d’Orléans, par exemple, a adopté en mars 2024 une charte pédagogique sur l’usage de l’IA, visant à « former la communauté universitaire à des usages éclairés, critiques et éthiques. »
Pour les organismes de formation professionnelle, cela pourrait se traduire par :
- des modules transversaux sur les usages professionnels de l’IA ;
 - des ateliers pratiques d’évaluation critique des réponses générées par IA ;
 - des exercices de comparaison entre production humaine et production algorithmique.
 
Vers une gouvernance éthique de l’IA en formation
La simple rédaction d’une charte ne suffit pas. Les organismes de formation doivent mettre en place des mécanismes concrets de gouvernance :
- création d’un comité d’éthique incluant formateurs et apprenants ;
 - audits réguliers des outils d’IA utilisés dans les parcours ;
 - clauses éthiques dans les contrats avec les fournisseurs de solutions IA ;
 - mécanismes de signalement pour les apprenants face à des décisions algorithmiques contestables.
 
Certaines entreprises commencent à structurer de telles politiques internes. Les organismes de formation peuvent s’en inspirer pour développer une gouvernance adaptée à leurs besoins spécifiques.
Au-delà de la technique : repenser la pédagogie
L’arrivée de l’IA dans la formation n’est pas qu’une question d’outils. Elle nous invite à interroger fondamentalement notre approche pédagogique : qu’est-ce qu’apprendre à l’ère des machines qui simulent l’intelligence ? Quelles compétences deviennent fondamentales quand l’information est accessible en quelques clics ?
L’IA peut soit renforcer une vision standardisée et industrielle de la formation, soit catalyser une approche plus personnalisée et humaine. C’est aux professionnels de la formation de faire ce choix stratégique.
L’enjeu n’est pas de former des utilisateurs efficaces d’outils automatisés, mais des professionnels capables de penser par eux-mêmes, de porter un regard critique sur les informations générées algorithmiquement, et d’utiliser ces technologies comme de véritables leviers d’émancipation.
La technique n’émancipe pas en elle-même. C’est l’usage que nous en faisons, les cadres que nous lui imposons, les valeurs que nous défendons qui peuvent en faire un levier de progrès.
Au-delà de la fascination technologique
Dans un secteur de la formation déjà confronté à de multiples défis – réglementaires, économiques, pédagogiques – l’IA ne doit pas devenir un écran de fumée masquant les questions fondamentales. Elle peut cependant constituer un révélateur puissant de nos choix pédagogiques implicites.
Pour les organismes de formation et les professionnels du secteur, l’heure n’est ni au rejet technophobe, ni à l’adoption aveugle, mais à l’élaboration d’une troisième voie : celle d’une intégration réfléchie, éthique et centrée sur l’humain.
Dans la formation digitale, il ne suffit pas d’innover, il faut transformer. C’est dans cette transformation raisonnée que réside l’avenir du secteur.
Références
- Bender, E. M., Gebru, T., McMillan-Major, A., & Shmitchell, S. (2021). On the dangers of stochastic parrots: Can language models be too big? In Proceedings of the 2021 ACM Conference on Fairness, Accountability, and Transparency (pp. 610–623).
 - Crawford, K. (2021). Atlas of AI: Power, Politics, and the Planetary Costs of Artificial Intelligence. Yale University Press.
 - Gándara, D., Anahideh, H., Ison, M., & Picchiarini, L. (2024). Inside the black box: Detecting and mitigating algorithmic bias across racialized groups in college student-success prediction. AERA Open, 10(1), 1–15.
 - Lindgren, S. (2023). Critical Studies of AI: Power, Politics, and Ethics. Oxford University Press.
 - Popenici, S. (2023). Artificial Intelligence and Learning Futures: Critical Narratives of Technology and Imagination in Higher Education. Routledge.
 - Rudolph, J., Ismail, F., Tan, S., & Seah, P. (2025). AI snake oil: How generative AI myths distort reality. Journal of Applied Learning & Teaching, 8(1), 1–46.
 - Said, E. (1994). Representations of the Intellectual. The 1993 Reith Lectures. Vintage Books.
 - U.S. Department of Education. (2023). Artificial Intelligence and the Future of Teaching and Learning: Insights and Recommendations.
 - Vallor, S. (2024). The AI Mirror: How to Reclaim Our Humanity in an Age of Machine Thinking. Oxford University Press.
 - Université de Lille. (2025). Charte des bonnes pratiques sur l’usage de l’IA générative dans les travaux pédagogiques. AEF Info
 - Université d’Orléans. (2024). Charte pédagogique et informative sur l’IA. AEF Info
 - Gouvernement français. (2025). Charte nationale sur l’IA à l’école annoncée par Élisabeth Borne. Le Figaro
 - Éditions Législatives. (2024). L’université de l’ANDRH : Les entreprises se dotent de chartes éthiques sur l’IA. Éditions Législatives